Les cris de chaton de Lise
Mes mains ont cherché instinctivement une cigarette au fond de ma poche. C'était la dernière du paquet. Le ventre creusé par une terrible faim matinale, j'aspirais goulûment sur la cigarette pour éteindre ce besoin primaire. Je n'avais pas le temps de manger le matin. Et de toute façon on ne trouvait dans nos placards que du lait premier âge et quelques pots de raviolis en boîte dont avait raffolé Claire pendant la grossesse. Il n'y avait rien à se mettre sous la dent dans notre cage à lapin du dixième étage. J'ai tiré quelques bouffées face à l'immeuble, regardant la fenêtre de la chambre. J'espérais probablement trouver une réponse sur cette fenêtre. Une réponse à ces questions : pourquoi, comment, et si … ? Pourquoi j'en étais arrivé là ? Comment m'en tirer ? Et si toute ma vie était désormais réduite à cette routine maussade ? Les pleurs de Lise la nuit, le bruit des machines le jour, les mots aigris de Claire et son corps abîmé devenu intouchable… Dorénavant, Claire était énervée par tout mon être. Seule Lise comptait pour elle, Lise, ses biberons, ses couches, son sommeil, et même son avenir… Et cette question qui la taraudait : quel avenir allions-nous lui construire dans ce taudis où nous la ferions grandir ?
J'ai finalement grillé ma dernière cigarette, comme un idiot, les yeux perdus sur la façade du HLM. J'allais être en retard si je ne me dépêchais pas… J'ai écrasé ma mauvaise habitude du bout de ma Nike usée jusqu'au trognon et je suis parti à grandes enjambées vers mon triste destin. En descendant la rue Bourbaki, j'ai légèrement tressailli devant le mur de la prison. Chaque fois le même frisson… Si je ne m'étais pas calmé après avoir mis Claire en cloque, j'aurais pu me trouver derrière ce mur, avec les copains qui se sont fait pincer. J'ai pris la première à droite et je suis passé, comme chaque matin depuis plusieurs mois, devant le PMU de la rue O'Queen. Les premiers alcooliques matinaux se mêlaient à cette heure-là aux derniers alcooliques nocturnes. J'ai regardé à l'intérieur avec une jalousie amère. J'aurais pu troquer mon vieux Levis fétiche contre un instant peinard au café, à siroter un demi-pêche la clope au bec, bercé par les conversations d'ivrogne…
Après le PMU, j'ai viré à droite dans la rue Jean Jaurès, bien surnommée : le couloir à vent. J'ai grelotté dans ma doudoune achetée à « trois francs six sous », m'aurait dit ma mère si elle ne m'avait pas renié quelques mois plus tôt. J'ai rentré le menton dans le col du blouson et fourré mes mains au plus profond de mes poches. L'air froid me sifflait dans les oreilles.
J'ai tourné avec soulagement dans la rue du lycée. Elle devait bien avoir un autre nom, mais je ne lui connaissais que celui-là. C'est ainsi qu'on la nommait avec les copains à l'époque. On se retrouvait là, après les cours, pour discuter et faire nos petits trafics. Quelques mobylettes d'ados pressés m'ont frôlé en longeant le trottoir. L'une d'entre elles, a roulé dans une flaque et m'a envoyé une trombe d'eau sur le futal. Enragé, j'ai indiqué ma colère au pilote en levant mon majeur bien haut. Ca ne m'étonnerait pas que je l'aie, comme un vieux, traité de petit con. Après la nuit blanche, la faim qui me tenaillait, le froid piquant, voilà que j'allais, en plus, passer ma journée trempé jusqu'aux os.
J'ai entendu derrière moi des petits pas pressés et me suis écarté pour laisser passer une sublime blonde d'une quarantaine d'années. En appréciant le bas de son dos, je suis soudain devenu nostalgique. Je me suis souvenu de la Claire d'avant, je revoyais son corps de jeune fille, son ventre plat et ses petits seins tout ronds. Puis j'ai repensé à nos premiers émois délicats et timides, aux instants de tendresse dans sa chambre d'adolescente encore décorée d'enfance… Nous étions si jeunes à cette époque, on pensait qu'on avait la vie devant nous, qu'on s'aimerait encore égoïstement, comme des fous, et que plus tard, oui plus tard, quand on serait grands, on ferait des gosses, on fonderait une famille... On était convaincus que tous nos rêves de bonheur se réaliseraient et que notre amour serait éternel. Mais l'amour n'est pas éternel, il s'étiole comme les corps se fanent avec la vie. Le destin nous impose de nouveaux projets et surtout un nouvel ordre.
J'ai continué ma route et débouché dans la rue de l'usine. Elle devait bien avoir un autre nom cette rue, mais je m'en fichais pas mal. C'était la rue de l'usine c'est tout. C'était la rue où mon ventre se creusait un peu plus, où mes épaules se baissaient un peu plus sous le poids du désespoir. Je la voyais percer l'horizon, à une centaine de mètres. J'étouffais déjà en m'approchant de cette fumée noire et opaque qui la surplombait.
Un courant d'air frais s'est glissé insidieusement dans une de mes pompes. J'ai jeté un coup d'œil et j'ai constaté que ma chaussure "disait bonjour" (quelle expression enfantine à la con, elle dit plutôt au revoir à ce stade-là). J'ai aperçu Pascal devant l'usine. Il fumait une dernière cigarette avant nos douze heures au bagne. J'ai dû grimacer en anticipant les dernières minutes qu'il allait encore me gâcher en me faisant la morale et en me parlant de sa vie. Je pourrais pas y couper, c'était sûr… « Un vieux con moralisateur », je pensais. Mais bon, il avait souvent une cigarette à offrir, ce qui atténuait nettement tous ses défauts.
Je me souviens de ce matin-là, comme si c'était hier. C'était mon anniversaire. Le jour de mes dix-sept ans.
"Les cris de chaton de Lise", premier prix d'honneur 2018 du concours littéraire Gaston Welter.